Excellent article sur la lactation, je le recommande !
Source : http://www.cairn.info/revue-spirale-2003-3-page-45.htm
L’insuffisance de lait, qu’elle soit réelle ou simplement perçue, est la première cause d’abandon de l’allaitement. L’enquête française de 1995 (Crost, 1998) révèle que chez les femmes ayant cessé d’allaiter avant neuf semaines, le principal motif d’arrêt invoqué est dans 38 % des cas une insuffisance de lait. La croyance que beaucoup de mères ne sont pas capables de produire assez de lait est profondément enracinée et extrêmement répandue. De nombreux cas cliniques de stagnation pondérale chez des nourrissons allaités tendent à renforcer l’idée que l’insuffisance de lait « sévit » de manière endémique. L’expression « syndrome d’insuffisance de lait » est apparue dans la littérature biomédicale et anthropologique au début des années 1980 (Gussler, Briesemeister, 1980 ; Greiner et al., 1981). Ce nouveau syndrome a été rattaché aux pratiques d’allaitement inadaptées (mise à distance de la mère et de l’enfant et règles horaires rigides) et à la très large diffusion des laits industriels. Il englobe « l’insuffisance de lait » à proprement parler mais aussi l’insuffisance de lait dans une dimension qualitative, des doutes sur la qualité et la valeur nutritionnelle du lait étant aussi très fréquemment invoqués (Dykes, 2002 ; Obermeyer, Castle, 1996). La prévalence élevée de ce syndrome dans la plupart des pays occidentaux contraste avec sa rareté dans les pays où l’allaitement maternel est très valorisé et le recours aux laits artificiels beaucoup moins facile, de même qu’il était quasiment inconnu à l’époque où l’allaitement était encore la norme et le mode d’alimentation prépondérant dans les pays occidentaux (Gussler, Briesemeister, 1980 ; Greiner et al., 1981 ; Dykes, 2002 ; Obermeyer, Castle, 1996 ; Renfrew, Woolridge, McGill, 2000).
La connaissance de la physiologie de la lactation et de la régulation de la production de lait ainsi que celle du comportement, des besoins et de la croissance des nourrissons permettent de comprendre que, dans un contexte où le lait artificiel est largement disponible et son utilisation depuis longtemps normalisée, le syndrome d’insuffisance de lait est un mythe culturellement construit.
Physiologie de la lactation
Le lait est fabriqué continuellement par les cellules de l’épithélium mammaire, il est sécrété et stocké dans les alvéoles jusqu’à ce que son extraction soit initiée. Le contrôle de la synthèse, de la sécrétion et de l’éjection du lait est complexe et multifactoriel (Neville, 1999 ; Hartmann, 2000). Il implique deux niveaux de régulation, le premier central, endocrine, l’autre local, autocrine.
Le contrôle endocrine s’exerce essentiellement par l’intermédiaire de la prolactine pour la sécrétion et de l’ocytocine pour l’éjection. La prolactine est sécrétée par l’antéhypophyse et stimule la synthèse du lait. La succion déclenche des pics de prolactine pouvant durer jusqu’à 75 minutes après le début de la tétée et qui se surimposent au taux sérique de base très élevé à l’accouchement. Cependant, la prolactine n’a qu’un rôle permissif sur la synthèse, elle ne régule pas le volume de lait produit, lequel dépend essentiellement de facteurs locaux : il n’a été retrouvé aucune corrélation entre le taux de prolactine et la synthèse du lait à court et à long termes (Hartmann, 2000 ; Cregan, Hartmann, 1999). L’ocytocine est libérée à partir de l’hypophyse postérieure et permet l’éjection du lait ; en effet, le lait a tendance à adhérer aux membranes plasmiques et il y a des forces de tension superficielle qui s’opposent à son écoulement dans les plus petits canaux galactophores (Houdebine, 1993). L’ocytocine agit sur les récepteurs des cellules myoépithéliales dont elle provoque la contraction : le lait est propulsé des alvéoles vers les canaux et les sinus lactifères d’où il peut être extrait. Mais la libération d’ocytocine peut être influencée par de nombreux facteurs : c’est le cas notamment du stress qui a un rôle inhibiteur. Newton a montré en 1948 que le stress psychologique ou la douleur diminuaient la production de lait ; ultérieurement, Ueda (1994) a pu montrer que la base physiologique est en fait une inhibition des décharges d’ocytocine. D’autres hormones jouent aussi un rôle dans le contrôle endocrine de la lactation et participent à l’établissement d’un « climat hormonal » favorable à l’établissement et à l’entretien de la lactation : hormones de croissance, insuline, glucocorticoïdes et hormones thyroïdiennes.
Le contrôle endocrine n’explique pas complètement la régulation du volume de lait produit ; il existe un mécanisme de régulation locale qui exerce un rétrocontrôle négatif inhibant la synthèse lactée tant qu’il reste un important volume de lait résiduel dans les seins (Neville, 1999 ; Hartmann, 2000 ; Cregan, Hartmann, 1999). Le fil (feedback inhibitor of lactation) est une petite protéine du lactosérum synthétisée en même temps que les autres constituants du lait et qui en s’accumulant avec le lait alvéolaire freine la synthèse du lait. À l’aide d’une modélisation informatique qui permet de mesurer avec précision le volume et les variations de volume des seins entre les tétées, Hartmann et son équipe ont pu montrer que le taux de synthèse du lait varie considérablement (de 6 à 90 ml/h) en fonction du degré de remplissage des seins (Hartmann, 2000 ; Cregan, Hartmann, 1999). Le taux de synthèse du lait est inversement proportionnel au degré de remplissage et n’est pas le même dans les deux seins même si ceux-ci reçoivent la même stimulation hormonale. Le contrôle autocrine permet de comprendre que tous les facteurs qui limitent l’extraction du lait (tétées inefficaces, faible nombre de tétées, tétées trop courtes, anomalies du réflexe d’éjection) entraînent une diminution du volume de lait produit. C’est également la raison pour laquelle toutes les difficultés de l’allaitement peuvent se compliquer d’une insuffisance « secondaire » de lait. Inversement, une mère peut augmenter sa production lactée en améliorant l’efficacité de l’extraction du lait et en augmentant le nombre de tétées. Le contrôle autocrine régule le volume de lait produit dans le but de répondre aux besoins a priori imprévisibles de l’enfant, tout en évitant des dépenses énergétiques inutiles pour la mère. Le déterminant le plus important du volume de lait produit est l’efficacité et la fréquence de l’extraction du lait, donc la demande de lait, normalement par l’enfant lui-même, demande elle-même influencée par son appétit, et donc probablement son âge, son poids et son état de santé (Hartmann, 2000). La quantité de lait produite par une mère est beaucoup plus le reflet des besoins de son enfant que de sa capacité propre à produire du lait.
L’utilisation de la modélisation informatique a également permis de mettre en évidence qu’il existe d’importantes variations (80 à 600 ml) dans la capacité de stockage des seins d’un individu à l’autre et chez une même mère d’un sein à l’autre. Ces variations sont indépendantes de la capacité à produire suffisamment de lait mais elles peuvent avoir une influence sur le nombre de tétées et sur l’évolution de la lactation (Hartmann, 2000 ; Cregan, Hartmann, 1999).
Indépendamment des besoins et des rythmes individuels de chaque enfant, les mères dont les capacités de stockage mammaire sont faibles ont besoin de donner le sein plus souvent que celles dont les capacités de stockage mammaire sont grandes ; ainsi, certaines mères ont une physiologie de la lactation qui ne leur permet pas de s’adapter à des règles d’horaires rigides ou à un faible nombre de tétées. Chez les mères qui ont une faible capacité de stockage, des tétées espacées ou un engorgement peuvent rapidement entraîner une inhibition de la lactation.
L’établissement de la lactation suppose : 1) le développement normal de la glande mammaire ; 2) un « climat hormonal » adapté, comportant une chute du taux de progestérone, puis une sécrétion adéquate des hormones du complexe lactotrope, en particulier de prolactine ; 3) l’extraction du lait dans un délai post-partum variable selon les mères. L’entretien de la sécrétion lactée est essentiellement sous contrôle autocrine mais nécessite la persistance de pics de prolactine et le réflexe d’éjection.
Régulation du volume de lait produit
Les conclusions de toutes les études et les avis de tous les experts (Dewey, Lonnerdal, 1986 ; Woolridge, 1995) indiquent que la lactation est régulée par le principe de l’offre et de la demande, et que le déterminant le plus important du volume de lait produit est l’enfant lui-même, sa demande régulant l’offre, par le biais du contrôle autocrine. Il s’agit du principe physiologique fondamental qui sous-tend les pratiques à la base de la réussite de l’allaitement (Renfrew, Woolridge, McGill, 2000). Comme chez l’adulte, l’appétit de l’enfant contrôle la quantité ingérée et c’est l’apport calorique (ou l’apport de graisses) qui détermine la satiété (Woolridge, 1995). Si la concentration en graisses du lait est plus faible que la moyenne, l’enfant consomme une plus grande quantité de lait. Chez les mères dont les réserves de graisses sont très faibles et qui produisent un lait dont la valeur calorique peut être diminuée jusqu’à 15 %, le volume de lait produit est augmenté de 5 à 15 % (Neville, 1999). Quand la valeur calorique du lait est basse, les enfants s’adaptent en augmentant la durée des tétées et donc la « vidange » des seins, ce qui a pour effet d’augmenter le volume de lait produit (Tyson et al., 1992).
Pour que ces mécanismes de régulation physiologique puissent fonctionner normalement, il faut que l’enfant ait l’opportunité d’autoréguler ses besoins qui peuvent être variables selon les périodes. Il est donc indispensable que l’enfant tète de façon efficace et qu’il ait accès au sein sans restriction. Si les mères adoptent ou sont encouragées à adopter des comportements où elles exercent le contrôle principal sur la conduite de l’allaitement, par exemple en imposant un nombre et une durée arbitraire de tétées, l’enfant risque de ne pas pouvoir réguler ses besoins nutritionnels de façon adéquate, sauf si ses capacités d’adaptation lui permettent de s’accommoder d’un schéma rigide et préétabli (Woolridge, 1995).
Les études sur les volumes de lait consommés par des nourrissons allaités au cours des six premiers mois montrent qu’après établissement de la lactogenèse stade II, il existe une période d’ajustement de la production de lait aux besoins de l’enfant : on observe une augmentation initiale rapide du volume consommé (en moyenne 175 g/semaine) et donc une adaptation du volume produit avec généralement production de lait à la hausse mais parfois à la baisse si la production initiale était supérieure aux besoins ; cette période dure jusque environ 4-6 semaines post-partum, puis le volume atteint une phase de plateau, l’enfant consommant en moyenne 750 grammes de lait par jour entre 1 et 6 mois ; l’augmentation jusqu’à l’âge de 6 mois est beaucoup plus lente (en moyenne 4 g/semaine) (Woolridge, 1995). Ces premières semaines de l’allaitement correspondent à une période de calibrage au cours de laquelle l’amplitude de la production lactée s’établit ; il est particulièrement important de veiller à ce que les tétées soient à la fois efficaces et suffisamment nombreuses. Tout ce qui va interférer avec l’établissement d’une production de lait suffisante (engorgement sévère, tétées peu efficaces, nombre ou durée des tétées insuffisants, compléments non nécessaires) risque de compromettre l’établissement de la lactation et la poursuite de l’allaitement.
Données sur la croissance et le développement du nourrisson
La croissance des enfants allaités est différente de celle des enfants nourris au lait artificiel (Dewey et al., 1995) : plusieurs études ont montré que, comparativement aux enfants nourris au lait artificiel, les enfants allaités jusque au moins l’âge de 1 an grossissent plus vite pendant les deux à trois premiers mois et moins vite à partir du troisième ou du quatrième mois. Pendant les premières semaines de l’allaitement une courbe de poids hésitante ne doit pas être considérée comme normale. Si à partir de la fin de la première semaine, le nouveau-né ne prend pas au moins 120 à 130 grammes par semaine, il est probable qu’il ne consomme pas suffisamment de lait (Nelson et al., 1989). Des mesures précoces visant plutôt à améliorer la conduite de l’allaitement qu’à introduire facilement des compléments sont préférables à une attitude attentiste afin d’éviter que les problèmes ne se compliquent d’une insuffisance de lait. En revanche, si la croissance d’un nourrisson en bonne santé, exclusivement allaité, a tendance à s’infléchir à partir du troisième ou du quatrième mois, il n’y a pas lieu de s’alarmer ni de conseiller à la mère d’introduire des compléments. Rappelons que les courbes de croissance actuellement disponibles dans les carnets de santé ont été établies sur des populations d’enfants essentiellement nourris au biberon. L’allaitement maternel étant la norme de l’alimentation infantile, la croissance des nourrissons allaités doit en constituer la référence et il est indispensable que l’on puisse disposer de courbes de croissance adaptées.
Hetty van de Rijt et Frans Ploo ont étudié pendant vingt-cinq ans le développement des bébés et l’attitude des mères face à cette évolution (Van de Rijt, Ploo, 2001). Ils ont découvert que tous les bébés normaux et en bonne santé présentent à certaines périodes de leur développement des moments difficiles faits de pleurs parfois incessants qui sont source d’anxiété et d’exaspération pour les parents. Ces périodes correspondent en fait à d’importants changements dans le développement psychomoteur des nourrissons et se manifestent par des modifications du comportement avec crises de pleurs ou agitation inexplicable. Ces jours difficiles précèdent l’apparition de nouvelles compétences, sorte de « bonds en avant », et surviennent à des âges sensiblement identiques et quasiment prévisibles pour la plupart des bébés. De même pour Brazelton (2003), il existe des moments de régression au cours du développement d’un enfant, juste avant les élans de développement, qui constituent des moments au cours desquels l’enfant reprend des forces pour mieux repartir en avant. Ces notions, bien connues des spécialistes du développement, sont à rapprocher de celles habituellement décrites dans les publications spécialisées dans l’allaitement maternel sous le terme de « poussées de croissance » et sur lesquelles nous reviendrons. Il s’agit en fait plus probablement de « poussées de développement », et leur survenue, classique notamment à la fin du premier mois et au début du deuxième, est souvent interprétée chez un nourrisson allaité comme le signe d’un manque de lait, ce qui va conduire à l’introduction injustifiée de compléments de lait artificiel et à l’abandon plus ou moins rapide de l’allaitement.
Description et classification de « l’insuffisance de lait »
Pour les parents et les professionnels de santé, le problème d’une « insuffisance de lait » se pose dans différentes circonstances : croissance pondérale lente ou stagnation pondérale, perte de poids, pleurs ou agitation de l’enfant, changement de ses rythmes de sommeil et notamment besoin de téter la nuit, nombre élevé de tétées, tétées très longues, ou encore perception de seins souples, disparition des « fuites » de lait. Il peut aussi s’agir de modifications dans l’aspect ou la fréquence des selles, faisant douter de la qualité du lait.
On ne connaît pas de manière précise l’incidence du problème, car il y a peu d’études disponibles. Il n’y a pas non plus de définition précise de l’insuffisance de lait et dans ce contexte il est essentiel d’essayer de différencier (Renfrew et al., 2000) :
une incapacité physiologique maternelle à produire du lait ou assez de lait ;
une insuffisance de lait « secondaire » ;
la crainte ou la perception d’un manque de lait.
Quelques études ont cherché à évaluer le problème.
Neifert (1990) a suivi de manière prospective 319 primipares bien portantes, motivées et allaitant exclusivement un nouveau-né à terme : en prenant comme critère de production lactée suffisante une prise de poids d’au moins 28,5 g/j, 85 % des mères ont une lactation suffisante établie dans les trois semaines post-partum ; 15 % des mères n’ont pas pu établir une production de lait suffisante pendant cette même période en dépit d’une prise en charge optimale. Si le critère de définition retenu est une prise de poids de 20 g/j le nombre de mères ayant une insuffisance de production de lait à trois semaines est de 10,7 %. Dans deux tiers des cas cependant, l’insuffisance de production de lait n’a pas été considérée comme primitive mais secondaire à des difficultés ayant entraîné un mauvais transfert du lait à l’enfant et donc une baisse de lait.
Mathur (1992) a pris en charge et suivi 75 femmes dont 71 avaient une production de lait insuffisante et 4 aucune production de lait ; 70 % des mères ont pu allaiter complètement après prise en charge visant à rétablir l’allaitement avec succès ; trois des quatre mères qui ne produisaient pas de lait ont pu allaiter normalement par la suite.
Woolridge (1995) rapporte que « l’insuffisance de lait » est le principal motif de consultations au centre de consultations d’allaitement à Bristol (Royaume-Uni). 465 femmes sur les 705 (66 %) vues sur une période de deux ans et demi ont été adressées pour cette raison. Dans la grande majorité des cas (85 %), il n’y avait pas d’insuffisance de lait et le problème s’est rapidement corrigé simplement par des conseils et du soutien. Une incapacité pathophysiologique à produire du lait (< 150 ml/jour) n’était retrouvée que dans 1,3 % des cas. Dans environ 10 % des cas, il existait une insuffisance de production de lait soit primitive (4,8 %), idiopathique, liée à la mère (150-350 ml/ jour), soit acquise (5,2 %), généralement liée à une conduite inappropriée de l’allaitement (< 450 ml/jour).
L’insuffisance de lait liée à une incapacité pathophysiologique maternelle à produire du lait ou assez de lait est rare et concerne probablement moins de 5 % des mères.
Des anomalies anatomiques congénitales ou postchirurgicales peuvent être à l’origine d’une insuffisance de lait.
Huggins (2000) rapportait que sur 34 cas de mères suivies de manière prospective et présentant différents degrés d’hypoplasie mammaire, 61 % n’ont pas réussi à établir une lactation suffisante. La production de lait était corrélée au degré d’hypoplasie.
La chirurgie mammaire peut avoir un impact sur la production lactée : dans l’étude de Neifert, 6,9 % des mères avaient subi une chirurgie mammaire. Le risque d’insuffisance de lait est multiplié par trois comparativement à celles qui n’ont pas été opérées. L’existence d’une incision péri-aréolaire multiplie le risque d’insuffisance de lait par cinq. Les quatre mères ayant subi une réduction mammaire (avec incision péri-aréolaire) sont celles dont la sécrétion lactée est la plus basse. Plusieurs autres études retrouvent des résultats comparables (Soderstrom, 1993 ; Widdice, 1993 ; Marshall ; Callan ; Nicholson, 1994 ; Hurst, 1996) et il est possible de les résumer en disant que la réussite de l’allaitement semble probable après chirurgie d’augmentation, surtout en l’absence d’incision péri-aréolaire, possible après chirurgie de réduction si le mamelon n’a pas été détaché du sein, et improbable après chirurgie quand le mamelon a été détaché du sein.
D’autres causes peuvent être théoriquement à l’origine d’une insuffisance de production de lait mais très peu ont fait l’objet d’investigations particulières.
Parmi les causes hormonales possibles, l’hypothyroïdie, bien que régulièrement citée dans les manuels d’allaitement comme cause d’insuffisance de lait, n’a pas été évaluée précisément. Trois cas de rétention placentaire associée à un échec de l’établissement de la lactation ont été décrits par Neifert (1987) ; la lactation s’est mise en route immédiatement après ablation des fragments placentaires respectivement à 1, 3 et 4 semaines. Le syndrome de Sheehan à l’origine d’un panhypopituitarisme de degré variable est régulièrement cité comme cause d’agalactie ; exceptionnel dans les pays développés, c’est la première cause d’insuffisance de lait dans les pays en développement (Mathur et al., 1992). Cinq cas de déficits isolés en prolactine associés à des échecs d’allaitement ont été rapportés (Douchi et al., 2001).
Le stress peut supprimer la lactation directement en inhibant la sécrétion de prolactine et d’ocytocine et indirectement en agissant sur le système nerveux central et le système nerveux sympathique (Lau, 2001).
Contrairement aux idées reçues, la production de lait est sans rapport avec les apports nutritionnels et la quantité de liquides absorbés par la mère. D’après Newman (2000), « les femmes sont en majorité parfaitement capables de produire tout le lait dont leur bébé a besoin pour au moins 4 à 6 mois et peuvent continuer à en produire plein pendant encore des mois et des années […]. La plupart des mères ont la capacité de nourrir des jumeaux et même des triplés et certains femmes ont une surabondance de lait. Seul un petit nombre de femmes ne produisent réellement pas assez de lait mais même ces femmes peuvent allaiter quoique pas exclusivement ».
L’insuffisance de lait « secondaire », plus fréquente, est généralement la conséquence d’une conduite inappropriée de l’allaitement ou d’une demande insuffisante de la part de l’enfant. Ces deux situations éventuellement intriquées sont à l’origine d’un calibrage à un niveau insuffisant de la production de lait par le biais du contrôle autocrine. Cette situation peut être prévenue par l’enseignement de bonnes pratiques d’allaitement (tétées efficaces, non limitées, à la demande) et le dépistage des situations à risque qui pourront bénéficier d’un suivi plus étroit et d’un accompagnement adapté. La prise en charge doit viser à optimiser la conduite pratique de l’allaitement. La décision de donner ou non des compléments et leur mode d’administration optimal sont à décider au cas par cas en fonction du contexte et des problèmes identifiés.
La perception d’un manque de lait est la situation la plus courante.
Le comportement « normal » d’un bébé au sein étant assez mal connu, le besoin de téter fréquemment est souvent interprété comme étant un problème et en particulier un problème d’insuffisance de lait. Une agitation importante chez le bébé, des crises de pleurs plus fréquentes et prolongées sont une source d’angoisse importante pour la plupart des parents. Des attentes souvent irréalistes, notamment en termes de nombre de tétées ou de sommeil de nuit, et un manque de confiance dans la capacité des mères et de leur entourage tant familial que professionnel à nourrir leur bébé en les allaitant de façon exclusive sont à l’origine de la perception d’une insuffisance de lait.
Les mères qui allaitent doivent être prévenues qu’elles risquent d’être confrontées à des périodes difficiles où elles auront l’impression de manquer de lait et douteront de leurs capacités à satisfaire les besoins de leur bébé. Les symptômes associent à des degrés divers (Newman, Pittman, 2000) une sensation maternelle de seins « mous » ou vides et d’un réflexe d’éjection diminué ou absent et un nourrisson en bonne santé et dont la croissance est satisfaisante mais qui a l’air tout le temps affamé et pleure sans raison. Ces périodes de sensation de manque de lait sont décrites dans la littérature sous le terme de « transient lactational crisis » (Hillervik-Lindquist et al., 1991 ; Sjolin et al., 1977 ; Verronen, 1982 ; McCarter-Spaulding, Kearney, 2001) et l’usage dans les pays francophones est de les désigner sous le terme de « poussées de croissance ». On a vu qu’il s’agit en fait plus probablement de « poussées de développement » pendant lesquelles l’enfant a besoin de plus de réconfort et de sécurité et donc de proximité physique.
Verronen (1982), dans une étude prospective d’un groupe de 150 mères, a observé la survenue d’une ou de plusieurs « poussées de croissance » chez 36 % des couples mère-bébé, durant les trois premiers mois de l’allaitement dans 75 % des cas. Les périodes duraient moins de quatre jours dans 61 % des cas et étaient surmontées avec succès pour toutes les mères, essentiellement en proposant le sein plus souvent (62 % des cas). Hillervik-Lindquist (1991) qui a suivi prospectivement 51 couples mère-bébé de 3 jours à 18 mois retrouvait ces périodes de perception d’insuffisance de lait chez plus de la moitié des mères (54,9 %), survenant dans 52,3 % des cas au cours des trois premiers mois, avec dans 60 % des cas un seul épisode, et deux épisodes ou plus dans 40 % des cas. Dans la mesure où il n’y avait pas de différence significative dans les volumes de lait consommé par les enfants pendant les périodes de crises comparativement à ceux mesurés une semaine après, les auteurs concluaient qu’il s’agit bien de la perception d’une insuffisance de lait et non d’une insuffisance de lait réelle, ce qui ne justifie ni l’apport de compléments ni l’arrêt de l’allaitement mais des encouragements et du soutien. McCarter-Spaulding (2001) dans une étude de 60 mères retrouvait une corrélation significative (p < 0.01) entre les scores de confiance en soi et de compétence dans les soins à son enfant et la survenue d’épisodes de perception d’insuffisance de lait.
Conclusion
L’arrêt précoce de l’allaitement dans les semaines suivant la naissance est plus probablement la conséquence de facteurs psychologiques et socioculturels et de pratiques inappropriées que d’une incapacité physiologique endémique à produire suffisamment de lait (Renfrew et al., 2000). L’insuffisance de lait « primaire » d’origine pathophysiologique est très rare. Dans la majorité des cas, il s’agit soit de la perception d’une insuffisance de lait, soit d’une insuffisance de lait secondaire, donc d’un phénomène transitoire et susceptible d’être corrigé par l’optimisation de la pratique de l’allaitement associée à des encouragements et un soutien visant à restaurer la confiance de la mère dans ses capacités à satisfaire les besoins de son bébé.
La prévention est la meilleure approche du problème ; elle repose sur l’enseignement et la pratique de tétées efficaces, non limitées, à la demande, et le dépistage des situations à risque.
Dans une culture où le poids des règles imposées par l’alimentation artificielle est si fort, où le besoin de définir des normes est si grand et où la quête de performance, reflétée chez un nourrisson par son aptitude à rester seul et à « faire ses nuits » précocement, est aussi obsédante, un besoin élevé de tétées du fait et de la physiologie de la lactation et des besoins pas uniquement nutritionnels des nourrissons a de fortes chances de se solder par un arrêt précoce de l’allaitement. Notre environnement socioculturel ne favorise pas la proximité mère/bébé et c’est pourtant le corollaire indispensable à la pratique d’un allaitement réellement à la demande
Pour dissiper enfin le mythe de l’insuffisance de lait, la formation des professionnels de santé et l’éducation des familles sont indispensables. Leurs objectifs sont de :
faire comprendre que des apports nutritionnels insuffisants ne sont ni la principale ni la seule cause d’agitation et de pleurs chez le nourrisson, que l’allaitement repose sur le principe de l’offre et de la demande et que les nourrissons sont capables de réguler leurs besoins pour peu qu’ils tètent de façon efficace et aient accès au sein sans restriction ;
faire savoir que la croissance des nourrissons allaités diffère de celle des enfants nourris au lait artificiel et qu’il faut se méfier de décisions inadéquates en cas de croissance qui pourrait paraître insuffisante ;
faire en sorte que les mères n’adoptent pas des comportements conformes à des attentes culturelles irréalistes en matière d’allaitement et de comportement du nourrisson et dont la conséquence est de restreindre le nombre de tétées.
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Notes
Gisèle Gremmo-Féger, pédiatre, consultante en lactation ibclc , chu de Brest.