Vivre et s'épanouir dans un corps de femme, c'est d'abord et avant tout savoir, sentir concrètement tout au fond de soi que la vie est une succession de cycles plus ou moins longs, imbriqués les uns dans les autres, sur fond de saisons intérieures.
Mes cycles, depuis les années que je n'ai plus recours à aucune contraception chimique pour les perturber, je les vis pleinement chaque mois, en voguant plus ou moins tranquillement sur leurs vagues, mais toujours dans le lâcher prise et l'accueil de mes sensations.
J'accepte avec une sorte de ferveur les tiraillements douloureux et la montée de sève de mes prochaines ovulations, cette lourdeur et ce gonflement que je ressens au fond du ventre, la présence battante et humide de ma fécondité approchant de son apogée et qui se manifeste entre mes cuisses, mon désir qui, à cette période, prend parfois les commandes sans crier gare, mes réactions de femelle câline aux attitudes immémoriales... et j'ai appris à en tenir compte dans ma vie de tous les jours, dans ma façon de ressentir les choses et les êtres.
Ensuite vient la lente et paisible redescente. De "possible mère", réceptive, rieuse, chaleureuse, ouverte et offerte au monde et au mâle , je m'en retourne vers l'intérieur de moi, tranquillement, dans une lent et progressif repli sur moi-même, jusqu'au moment de laisser s'échapper mon sang hors de mon temple et de le rendre à la terre en une prière muette. Pendant cette période, j'ai l'âme entièrement tournée vers mes paysages intérieurs, comme pour me protéger, comme pour emballer ma sensibilité, qui affleure dans chacune de mes perceptions, dans un cocon qui amortit le choc avec le monde.
C'est un ballet immuable, celui d'une fleur qui s'ouvre et se referme sans cesse, dans la sérénité d'un rythme naturel et éternel. Je m'y sens bien, maintenant que j'ai apprivoisé tout cela. J'ai avec moi, en bagage, toutes ces années de "féminitude", entrecoupées des périodes hors du temps qu'ont été mes maternités.
Mais pendant longtemps, si je me sentais bien dans mon corps et mon vécu de femme, ça m'a fait peur de regarder s'approcher le moment où mon ventre ne serait plus fertile, où je devrais laisser refluer et s'endormir pour toujours ces désirs sauvages de porter la vie, d'avoir le ventre insolemment pointé vers l'avant et les seins voluptueusement alourdis de lait. Pendant longtemps, ma féminité ne s'est définie que par rapport à ce rôle là, mon rôle de mère, laissant un peu de côté, dans un demi-sommeil, les autres aspects.
Mère d'abord, femme ensuite, seulement s'il restait du temps, de la disponibilité... autant dire très peu finalement. Et je me sentais mal à l'aise, effrayée, à l'idée de retrouver un jour ce temps et cette disponibilité, et me demandant quoi en faire, comment y trouver ma place, tout en y aspirant à la fois.
Seulement voilà, j'avance sur mon chemin, et les fruits de mon jardin mûrissent lentement mais sûrement.
Et mon corps commence tout doucement à faire ses caprices d'automne, à se moquer des "horaires" comme d'une guigne et à n'en faire qu'à sa tête. Mes ovulations n'ont plus la politesse de s'annoncer longtemps à l'avance et me surprennent parfois par leur soudaineté, ou bien se font attendre plus longtemps que de raison sans daigner m'avertir du changement de programme... de quoi y perdre son nord parfois. Ca doit être ça qu'on appelle poétiquement la "pré-ménopause", bien que pour l'instant je n'en perçoive que quelques vagues signes avant-coureurs. Et curieusement, maintenant que je me trouve au seuil de ce que j'ai tant redouté, je n'éprouve plus rien de ces angoisses et de ces questions identitaires qui m'ont tellement travaillée.
Depuis quelque temps donc, ça ne me fait plus peur, ça ne me rend plus ni triste, ni nostalgique. Je suis en train de refermer ce livre-là, tout doucement, au même rythme que poussent mes enfants et qu'ils se détachent de leur arbre-mère pour s'en aller chercher ailleurs leur nourriture affective. Je commence à pouvoir ressentir à nouveau "l'appel du large", à me penser femme avant de me penser mère, à jouir de mon temps et de mon corps comme si je me rendais compte tout à coup, émerveillée, que finalement ils m'appartiennent en propre, et non à ma famille. Merveilleuse sensation, cette semi-liberté retrouvée sans remord et sans regret. C'est drôle comme on peu arpenter une route pendant longtemps sans réaliser vers où on va, et ne se rendre compte de la destination qu'une fois rendu sur place, ou en tout cas en vue de l'étape.
Alors évidemment que mes petiots ont encore besoin de moi, et que je ne me prive pas d'être encore pour eux et avec eux cette louve protectrice et dévouée que j'ai tant aimé être... mais progressivement, certains pans de ciel se dégagent, me révélant des paysanges oubliés ou encore inconnus, m'apportant les senteurs d'un monde où je sais que j'ai ma place. Et cette place, c'est d'abord - et enfin - en moi que je l'ai trouvée. J'apprends avec un étonnement candide à m'autoriser une existence en propre, uniquement définie par rapport à moi-même, à mon être profond, et non plus par rapport à un rôle à jouer, aussi gratifiant et doux soit-il. Avant d'être mère, avant d'être compagne, je suis femme, je suis moi. Et de le réaliser, de l'accepter, me confère une sérénité nouvelle et une façon de ressentir les choses moins désespérée, moins pathétique. Ce que je donne de moi, je le donne désormais en pleine lumière, debout sur mes deux pieds, et non plus en tremblant et dans la crainte de déplaire ou de ne pas recevoir en retour.
Je vis.
Voilà... je voulais juste rendre compte de cette évolution-là, pour qu'éventuellement d'autres femmes, traversant la même incertitude que j'ai connue par rapport à l'avancée des saisons, sachent que l'esprit et le corps ont souvent le bon sens de cheminer à peu près de concert, et que ce qui nous paraît punition un jour peut devenir bénédiction quelque temps plus tard, sans crier gare.
Je ne sais pas de qui est ce dessin, mais si quelqu'un peu m'aider à rendre à César ce qui lui appartient... ?
Ici bien entendu, une oeuvre de Josephine Wall, d'un style reconnaissable entre tous.