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1 septembre 2005 4 01 /09 /septembre /2005 00:00

Main basse sur les produits bio

A l’heure où de grosses firmes et la grande distribution l’investissent, la bio survivra-t-elle ? Une des conséquences de la crise de la « vache folle » est l’essor de l’agriculture biologique (AB) ; la demande des consommateurs n’a jamais été aussi forte. Les grandes surfaces ouvrent de plus en plus leurs rayons aux produits bio. Les boutiques, supérettes et supermarchés bio (du moins s’autoproclamant tels) poussent comme des champignons. Désormais subventionnée et de moins en moins marginalisée, l’agriculture biologique n’est, pour beaucoup d’opportunistes, qu’une niche de marché, juteuse, à exploiter. Face aux industriels qui tentent de s’en emparer, une incertitude sourd : quelles seront les orientations choisies par la bio ?

Par Chantal Le Noallec
Présidente de l’association Union des consommateurs de la Bio (UCBio).


Acheter bio, c’est, en principe, participer au développement d’une agriculture source de vie et lutter contre le saccage de l’environnement ; c’est refuser la consommation à outrance, respecter les animaux, protéger sa santé ; c’est aussi résister à la laideur envahissante, être responsable de ses choix dans un domaine encore relativement préservé, c’est une forme de liberté, un espoir. C’est combattre pour le futur du monde.

Ainsi, au printemps 1998, on pouvait acheter dans plusieurs biocoops (1) de Bretagne des yaourts Grandeur Nature. Or, sous cette marque distribuée par la laiterie Le Gall, dont le nom seul figurait sur l’emballage, se cachait la firme Even, géant de l’industrie agroalimentaire bretonne et fournisseur de pesticides.

Autre exemple significatif : les yaourts de la marque Bio d’Armor, en vente dans les hypermarchés Géant, sont aussi vendus sous une autre étiquette : Grandeur Nature, dans les biocoops. Seule différence : l’emballage et le prix. Quant à l’entreprise bretonne Triballat, elle fabrique des laitages bio sous les marques Vrai, pour la grande distribution, et Les Fromagers de tradition, pour le commerce spécialisé. Mais le nom de Triballat ne figure pas sur les seconds ! C’est aussi le cas de Distriborg, qui distribue la même gamme bio sous les marques Bjorg et Evernat. Où se trouve le choix pour le consommateur, s’il n’est pas informé ?

Vendre ces articles, produits ou distribués dans certains cas par des sociétés dont les buts sont, en premier lieu, lucratifs, ne va guère dans le sens de la bio. « Souhaitons-nous vraiment cautionner une telle évolution par nos achats ? », interroge le rédacteur d’une revue de jardinage bio, Antoine Bosse-Platière (2).

Derrière ces marques-écrans se profile le risque de l’industrialisation de la bio, car la filière agroalimentaire mise de plus en plus sur cette agriculture. Les conversions fleurissent, et l’on voit apparaître une bio-industrie avec des monocultures ou des monoélevages. Plus grave, de nombreux opérateurs font pression pour obtenir un allègement des cahiers des charges sous prétexte d’accélérer les conversions et de pouvoir fournir davantage de produits à des prix toujours plus bas. Bio à moindre coût, standardisée, bas de gamme, est-ce là son avenir ?

« Il faut ouvrir la bio aux revenus plus modestes. » Ainsi s’expriment nombre d’acteurs de la bio. Sous cette intention, louable et souhaitable, perce une mauvaise conscience face au reproche d’élitisme. Même Carrefour s’est engagé à « rendre plus accessible la consommation des produits biologiques ». D’où une pression sur les prix, suivant en cela le système néolibéral qui a conduit l’agriculture conventionnelle à son impasse. Casser les prix signifie diminution de la main-d’oeuvre et des salaires, augmentation du rendement, et ouvre la voie à une agriculture bio-intensive et à une bio-industrie, avec, pour corollaire, la disparition des petites structures.
Une information manipulée

A l’inverse, une juste rémunération du producteur et du transformateur, en relation avec la qualité du travail et du produit, est la seule façon pour que les petites et moyennes entreprises continuent de vivre en toute indépendance. Dans la foulée, il y aura création d’emplois et davantage de gens pour acheter bio. Sinon, il faudra inventer d’autres garanties, un autre label, d’autres lieux d’achat. Quant au prix « excessif » de la bio, c’est un faux problème dès lors que l’on tient compte des coûts des produits conventionnels en termes de santé, dépollutions ou subventions.

Un autre exemple de l’industrialisation de la bio est lié à des dérogations grâce auxquelles des ingrédients non bio, parfois douteux, peuvent être introduits à hauteur de 5 %. A présent, sont souvent ajoutés des épaississants-gélifiants - carraghénanes, farines de guar ou de caroube, gomme xanthanne -, tous rétenteurs d’eau utilisés dans l’alimentation industrielle, dont l’effet sur la santé est loin d’être jugé inoffensif (3).

En outre, dans de nombreux commerces, sont vendus depuis des mois des chocolats et gâteaux où la lécithine n’est pas toujours bio, donc sans garantie sur l’origine du soja : est-il transgénique ou non ? En réponse aux questions, il est avancé comme argument que ces articles ont le logo AB (4), qu’il n’y a pas suffisamment de lécithine de soja bio et donc que de la lécithine non bio peut être utilisée au titre des 5 % de dérogations autorisées. De toute façon, ces produits sont référencés, voire agréés Biocoop (5), et il n’y a aucune raison de les retirer des rayons. Ou bien on explique qu’avec le temps le fournisseur évoluera vers le « bio à 100 % ».

Il ne suffit pas de crier haro sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) et, parmi eux, le maïs de Novartis. La seule cohérence serait le boycottage. Sinon, on abuse de la crédulité de beaucoup de clients qui achètent sans lire les étiquettes, font confiance au logo AB, et croient parfois que toutes les marchandises vendues sont « bio à 100 % » et donc sans risque d’OGM. Au reste, cet additif de l’industrie agroalimentaire est- il indispensable ?

Qui plus est, derrière les produits bio à base de soja de la marque Soy, fabriqués par la société Nutrition et Soja et vendus dans un grand nombre de magasins bio de France, il y a Novartis, multinationale pharmaco-agrochimique planétaire dont le maïs transgénique « antipyrale » est cultivé en France depuis le printemps 1998. Vendre ou acheter Soy, c’est donc participer à l’expansion de Novartis et encourager ce genre d’agriculture, et, au-delà, un certain type de civilisation. Or cette information est étouffée par Biocoop et une partie du milieu bio-écolo pour, disent-ils, « ne pas semer la panique dans les rangs des consommateurs ».

En effet, Biocoop a décidé d’agréer la maison Soy dès octobre 1996 tout en sachant qu’elle appartenait depuis des années à Sandoz, autre géant de la chimie et des semences, « pollueur du Rhin » - se rappeler l’accident survenu aux usines Sandoz de Bâle, le 31 octobre 1986, où des tonnes d’insecticides et de fongicides à base de mercure ont été déversées dans le fleuve -, qui a aussi racheté la marque Céréal ; il a fallu attendre début 1998 pour apprendre le prétendu « cas de conscience » posé par cette décision, selon les termes de la revue Consom’action éditée par la confédération Biocoop. Depuis, nulle trace de la fusion Sandoz-Ciba-Geigy, qui a donné naissance à Novartis en avril 1997, pas même dans la fiche d’agrément Soy du 17 mars 1998.

Afin de justifier cet agrément, Biocoop use de tous les arguments, comme dans cette réponse de juin 1998 aux interrogations d’une consommatrice : « Nous nous retrouvons donc dans la situation où une entreprise appartenant au groupe leader en France sur les OGM collabore avec la filière bio pour la mise en place d’un protocole de traçabilité afin de garantir valablement l’absence d’OGM. » Collaborer avec Novartis pour « protéger les semences de soja » à l’avenir, voilà deux propositions difficilement conciliables ! Même l’information est manipulée : « Soy est actuellement le seul opérateur de la filière à transformer en priorité du soja bio français ; tous les autres transformateurs travaillent avec du soja importé des Etats-Unis ou du Canada (fiche du 17 mars 1998) ».

Affirmation fausse : la scop Tofoulie, dans la Drôme provençale, créée en 1991, a toujours transformé uniquement du soja bio français, alors que Soy utilise aussi du soja non bio (25 % de l’approvisionnement total) et du soja bio étranger (7,5 %) (6). D’où les risques d’OGM par contamination. Enfin, le soja est loin de représenter à lui seul l’ensemble de ces « légumineuses si précieuses pour la rotation des cultures ». Quant à l’« éthique », elle ne pèse pas lourd face au business : « Si l’on arrête de vendre Soy, comment remplir les rayons ? »

A l’évidence, Novartis a trouvé en Soy une clé qui lui ouvre les portes du marché de la bio et lui permet de capter plus ou moins directement dans sa sphère d’influence les producteurs de soja du Sud-Ouest qui cultivent aussi des céréales, et d’autres fournisseurs bio de Soy (Markal, Celnat, Hervé, Lima, Petite, Viver, etc.), les distributeurs (Biocoop, Distriborg, etc.) et les consommateurs. Pour l’instant, la bio sert déjà d’alibi et d’image de marque au « capitalisme écologique » de Novartis.

On parle déjà de bio-industrie, faisant ainsi allusion à la fois à l’industrialisation de la bio et à cette colossale industrialisation du vivant que pourrait devenir la révolution biotechnologique émergente (7), ambiguïté facilement exploitable. Comment peut-on engager de la sorte sa responsabilité face à l’avenir de la bio et croire être de taille à lutter contre une multinationale dont les buts sont la maximalisation des profits et l’expansion illimitée, mais certainement pas le respect de la nature (8) ? En fait, à trop vouloir « sauver le soja », on omet le principal, qui est la survie de l’agriculture biologique dans le monde transgénique qui se dessine.

Pour résister à la récupération par les agro-industriels, la bio n’a-t-elle d’autre voie que de se placer sur leur terrain (concurrence, productivisme, course au profit, etc.) et d’accepter les modèles et les comportements qu’elle a longtemps rejetés au risque de perdre sa spécificité ? L’« éthique » n’est plus souvent qu’un argument publicitaire sans lien avec la réalité : « transparence, qualité, convivialité, écologie, bio, consom’action », etc., ces mots deviennent les slogans d’une langue de bois adoptée par de nombreux professionnels de la bio - de la distribution, notamment - qui se transforment en techniciens du marketing. Concentration des entreprises, prolifération des produits anonymes et des marques de distributeurs, bio-business, ces tendances se généralisent, si bien qu’elles se banalisent et que le milieu bio et écologique tolère désormais des compromissions impensables autrefois. Il y a de moins en moins d’entreprises bio indépendantes. Au- delà, c’est l’autonomie de l’agriculture biologique qui est remise en cause. Une solution serait dans une « agriculture biologique autarcique (9) » retournant à ce qu’elle souhaitait être à l’origine : une agriculture locale, respectueuse de l’environnement, qui préserverait les petites exploitations et restaurerait les espaces ruraux désertés, qui permettrait aussi la rencontre entre consommateur et producteur.

Les dérives présentes d’une fraction de la bio mettent celle-ci en péril. Alors que des sociétés tentaculaires la convoitent, il est urgent que les consommateurs de la bio fassent leur choix : être les simples témoins, voire les complices, de ce qui se prépare, ou bien aller dans le sens de la qualité de la vie et de la bio. Cela passera par la remise en question de ces comportements de consom’acteurs ou d’éco-consommateurs, de mode actuellement (10), et par l’analyse de cette notion de « développement durable (11) » où l’on essaie d’enfermer l’agriculture biologique, développement qui est toujours le même, quel que soit l’adjectif qu’on lui accole.

Il s’agit d’un choix de civilisation car il s’inscrit au coeur d’un débat dont l’issue engagera notre façon de nous nourrir, notre santé, notre façon de percevoir l’univers et de penser.

Chantal Le Noallec.


(1) La confédération Biocoop, créée en 1987, est un réseau de distribution de produits bio regroupant quelque 180 biocoops qui affirment pratiquer autrement la relation avec le consommateur et le producteur.

(2) « Où acheter bio demain ? », Les Quatre Saisons du jardinage, no 110, Editions Terre vivante, mai-juin 1998.

(3) Fabien Perucca et Gérard Pouradier, Des poubelles dans nos assiettes, Michel Lafon, Paris, 1996.

(4) L’agriculture biologique est un mode de production agricole exempt de produits chimiques de synthèse et soumis au contrôle d’un des organismes certificateurs agréés par le ministère de l’agriculture. Un produit bio donne droit, après certification attestant sa conformité aux normes de l’agriculture biologique, à la mention obligatoire « produit de l’AB » ou « produit issu de l’AB » et, facultativement, au logo vert et blanc AB, qui est la propriété du ministère de l’agriculture.

(5) L’agrément Biocoop est accordé aux fournisseurs bio qui en font la demande dès lors qu’ils répondent aux exigences suivantes : indépendance, soutien de la production bio, réduction des intermédiaires, information sur l’origine des approvisionnements. Une fiche d’agrément est alors rédigée par le service produits Biocoop. Ce document, consultable par les consommateurs, donne divers renseignements sur le fournisseur agréé : structure de l’entreprise, politique d’approvisionnement et de distribution, etc.

(6) Cf. la fiche d’agrément Soy du 17 mars 1998.

(7) Lire Jeremy Rifkin, Le Siècle biotech ; le commerce des gènes dans le meilleur des mondes, La Découverte, Paris, 1998.

(8) Voir Dorothée Benoît-Browaeys et Pierre-Henri Gouyon. « Faut-il avoir peur des aliments transgéniques ? », Le Monde diplomatique, mai 1998.

(9) Cf. l’éditorial de Nature & Progrès, mai-juin 1998.

(10) Lire Raoul Vaneigem, Nous qui désirons sans fin, Le Cherche Midi, Paris, 1996. L’auteur fait une analyse du consommateur éclairé qui, argumentant sur la qualité des cassoulets et des réfrigérateurs, et s’inquiétant de nuisances écologiques, sauve un marché concentrationnaire, mais parodie l’être humain qu’il tarde à devenir.

(11) Lire Bernard Charbonneau : une vie entière à dénoncer la grande imposture, Erès, Ramonville-Saint-Agne, 1997. Cet ouvrage collectif est consacré à Bernard Charbonneau (1910-1996), qui, toute sa vie, dénonça « la dictature de l’économie », « le mensonge de la technoscience » et « les errances de l’écologie politique ». Voir en particulier le texte de Serge Latouche, « Le développement, une imposture durable ».

LE MONDE DIPLOMATIQUE | mars 1999 | Page 27
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/LE_NOALLEC/11755

 
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