Il est étendu là dans le noir depuis des siècles, des millénaires, à attendre qu’on vienne le délivrer.
Il ne sait pas - pourrait-il le savoir ? - quelle est la pire souffrance. La faim ? La peur ? La solitude ? Le froid ? L’impuissance ? Tout se confond sous le linceul glacé d’une indicible et abyssale angoisse. Une angoisse de mort.
Mais que sait-il de la mort ? Rien, il ne peut même pas en avoir l’idée. Mais il le pressent dans cette partie de son cerveau qui remonte à la nuit des temps. C’est l’angoisse de finir là dans cette obscurité, d’y rester pour toujours, incapable de se mouvoir, sa vie se diluant dans une éternité de douleur toujours reconduite. Son cœur, son ventre, son cerveau éclatant sous la cruelle et colossale violence des émotions ressenties, s’éparpillant dans ce vide, chavirant dans ce rien.
Parfois il crie, il hurle comme un damné, pendant des heures, pendant des vies. Pour rien. Il ne crie même plus pour obtenir un peu de douceur et de lumière, puisqu’il peut mourir tellement de fois au fond de son âme avant qu’elles ne reviennent. Puisqu’à chaque fois il en oublie même qu’elles peuvent exister.
Et puis vient le moment où, exténué, il ne peut plus que gémir spasmodiquement, sur une seule note faible et lancinante. Et la mélopée impuissante et désespérée finit par cesser de transpercer le silence épais de l’indifférence qui l’entoure. Il s’arrête, éperdu de douleur, la gorge incendiée, les yeux brûlants de sel, la poitrine hoquetante, la tête bourdonnante, à bout de souffle, à bout d’espoir.
Mais voilà que l’instant se suspend, que l’espace se dilate et se resserre autour de lui au rythme de son cœur emballé, la terreur monstrueuse hésite à refluer enfin. Car du fond de son puits de souffrance, lui parviennent des bruits lointains. Des bruits joyeux, des bruits vivants, qui réveillent en lui l’écho d’une autre époque. Des bruits chauds et bons, qui le font redoubler d’appels éperdus, malgré les brûlures de son corps épuisé. Parce que ces bruits ont soufflé sur l’espoir qui survit tout au fond de lui, et l’ont attisé un instant. Mais bientôt les sons étouffés diminuent, pour s’arrêter totalement sans la moindre délivrance. Harassé, il consent à se taire enfin, figé dans la désespérance.
Il finit par sombrer, vidé, dans un sommeil hors du temps, dans un coma libérateur. Et là son inconscient peut replonger avec délice dans le souvenir d’une autre époque, d’un temps où tout était différent. Il se rappelle alors la chaleur, la douceur, la félicité de son corps, aux besoins tellement vite comblés qu’il n’avait même pas le temps de les ressentir. Il se souvient en rêve de l’éternité de ces jours heureux, bercés dans un océan de chaleur enveloppante, rythmés par le battement assourdi et rassurant du cœur du monde. C’était une autre vie, un autre temps. Avant le cataclysme, avant le purgatoire.
Il s’éveille à nouveau, pour réintégrer sa terrible réalité. Il se tord de souffrance, pulse de mille hurlements dévastateurs, explose en mille fêlures. C’en est trop de cette solitude inhumaine et immobile, de cette obscurité sans fin. Il se déchire, ressent vaguement son esprit éclater en morceaux épars, impossibles à rassembler. Il n’est plus un. Il n’a plus d’humanité. Il n’y a plus de limite entre lui et l’enfer. Son cerveau trop meurtri va sombrer. Il n’est plus que douleurs et suppliques.
Et puis brusquement s’ouvre un pan de ciel, sur la lumière et la vie. Soudain cesse la torture, et s’illumine la nuit du grand silence de glace.
Des mains le soulèvent, le caressent, le réchauffent. Un liquide tiède et revigorant lui inonde les lèvres, et puis la gorge, et puis le ventre. Il peut se laisser aller à la volupté des goulées qui le revivifient, le ressuscitent. La tendresse universelle le submerge, son corps écartelé est enfin touché, reconstruit … il s’éclaire. Il redevient un, retrouve sa cohérence. Il vibre à nouveau au son de la pulsation familière du cœur du monde. Il se laisse caresser l’âme par cette voix ronronnante qui lui murmure des sons, des sons qui lui rendent la vie et la dignité. Il jouit et se berce sans retenue de cette voix aimée. Il est plein, il est rond, il est vivant autant qu’on peut l’être, il est confiance absolue.
Il a déjà oublié la souffrance et l’angoisse. Déjà oublié la solitude et le vide. Il vit l’instant présent, aussi voluptueusement comblé qu’on peut l’être.
Et il ignore, heureusement, l’éternel recommencement de ce jeu cruel.
* * *
- Et alors, ça va mieux maintenant, il est moins difficile ?
- Oui, j’ai suivi tes conseils, et il s’arrête de plus en plus vite de pleurer maintenant… Je crois qu’il a compris.
- Je te l’avais bien dit. C’est comme ça avec les bébés. Si tu cèdes à tous leurs caprices, tu n’en finis jamais. Il est capable de savoir que tu as besoin de temps pour toi et qu’il doit devenir autonome. Après tout, une nuit, ce n’est pas si terrible !
- Tu as raison. C’est vrai qu’il ne manque de rien dans son petit lit… Merci pour tes conseils.